Mars 2019
Des compositions complexes et séduisantes, mariant la tradition occidentale classique aux influences sud-américaines
Festival « Aspects des musiques d’aujourd’hui » consacré à Thierry Pécou : remarques sur Deleuze et Harry Lehmann
Le festival « Aspects des musiques d’aujourd’hui » était cette année consacré au compositeur Thierry Pécou. Quelques impressions au terme de ce formidable événement annuel, auquel je n’ai malheureusement pas pu assister en totalité.
On commencera par constater que la ghettoïsation de la musique contemporaine, qu’évoquait aux débuts des années 1980 Pierre-Michel Menger dans Le Paradoxe du musicien, est derrière nous. À côté des musiciens et chefs invités, tout le corps du conservatoire de Caen est impliqué dans un événement qui trouve un public fidèle et fourni durant une dizaine de jours. Ce public n’est pas plus divers que celui des concerts classiques traditionnels, mais il ne l’est pas moins non plus. Les applaudissements fournis ce 24 mars à l’issue des Liaisons magnétiques témoignent de l’enthousiasme du public pour des compositions complexes et séduisantes, mariant la tradition occidentale classique aux influences sud-américaines – ici andines.
Quelques impressions sur le vif, au gré des concerts auxquels j’ai pu assister et de mes interrogations. Machines désirantes, œuvre de 2008 pour quatuor à cordes, m’a tout particulièrement séduite.
Thierry Pécou en personne était au piano, et dirigeait les excellents musiciens caennais du quatuor. L’oeuvre illustre l’importance qu’a eue et qu’a encore Gilles Deleuze pour de nombreux artistes. Hormis Image-mouvement et Image-temps, l’oeuvre de Deleuze n’a plus l’importance qu’elle eut pour l’esthétique. L’auteur avec Guattari de L’Anti-Oedipe et de la Logique de la sensation restera toutefois une référence incontournable en philosophie de l’art, ne serait-ce que pour l’influence que l’oeuvre eut sur les oeuvres artistiques. Dans Machines désirantes, les lignes musicales du quatuor se dispersent et se rencontrent au gré de la libido musicale, pour finir par échapper des soupirs et corps mêmes des musiciens, dont on ne peut que saluer la performance — avec une mention spéciale pour Jasmine Eudeline, dont le souffle rauque se transformant en soupir puis en cris accompagne un jeu instrumental jamais diverti par l’exercice. L’Anti-Oedipe n’est pas un ouvrage de philosophie de l’art : il a cependant beaucoup plus influencé les artistes que des livres aussi décisifs dans notre discipline que Langages de l’art de Goodman ou L’Art à l’état vif de Shusterman. Aussi la philosophie de l’art doit-elle assumer de ne pas être seulement réflexion sur l’art selon sa méthodologie propre, mais également herméneute de la philosophie qui nourrit l’art, mais ne relève pas de l’esthétique.
Les œuvres pour quatuor à cordes et ensembles orchestraux de Thierry Pécou m’ont également fait réfléchir sur les thèses soutenues par Harry Lehmann dans La Révolution digitale dans la musique (tr. fr. Martin Kaltenecker, Allia, 2017), que j’ai lu récemment. D’un certain point de vue, le festival normand « Aspects de la musique d’aujourd’hui » illustre parfaitement la thèse du philosophe : la musique anciennement nommée « sérieuse » occidentale vit les derniers feux de son paradigme non démocratique, à savoir une production aristocratique, supposant des canaux de communication, de transmission et d’enseignement conservés du XIXe siècle, et très en retard sur la démocratisation digitale connue dans les autres pratiques artistiques. Et en effet, « Aspects de la musique d’aujourd’hui » a lieu au conservatoire de Caen, auquel il confère dynamisme et rayonnement, mais qui bénéficie réciproquement de l’énergie de cet « écosystème » social et musical particulier. D’un autre côté, si la « digitalisation » a permis la naissance d’autres formes d’expression littéraire, elle n’a pas détruit la forme roman en tant que telle. Le goût – et donc la composition – du quatuor à cordes exige sans doute la pérennité d’institutions comme les conservatoires. Le goût des humanités classiques exige également la pérennité d’institutions comme l’université, ce qui n’interdit nullement que d’autres formes de savoirs naissent en dehors de ces lieux. Au terme de la saison 2019 du festival normand de musique contemporaine, il me semble que l’intéressant livre de Harry Lehmann est sous-tendu par le numérique transformé en idéologie, variante de ce que Jacques Ellul nomma le « bluff technologique ». Le numérique n’est pas forcément le véhicule d’une démocratisation : il est plutôt le moyen de nouvelles techniques de surveillance et de manipulation, par des organes de pouvoirs autres que les États traditionnels. Harry Lehmann voit dans les nouveaux moyens numériques le moyen de démocratiser la composition et sa diffusion, mais il semble ne pas voir les limites de tels moyens. Il est loin d’être certain que les outils digitaux actuellement à la disposition des compositeurs auraient permis à Thierry Pécou, aussi souplement qu’un quatuor à cordes « en chair et en os », de réutiliser les rythmes et sonorités mexicaines du brillant Fugal del son, œuvre de 2012 que les caennais purent entendre ce merveilleux soir du 21 mars.