Entretien avec Laura Tohe
Librettiste, avril 2019
L’oratorio a pour titre Nahasdzáán ou le Monde Scintillant...
Nahasdzáán signifie Terre Mère en langue navajo, et le Monde Scintillant se réfère au monde dans lequel nous vivons. Il s’agit d’une longue épopée et, selon les histoires navajos, des insectes, des hommes, des animaux ailés et des animaux à quatre pattes ont vécu dans des mondes antérieurs, mais leurs désaccords et leurs conflits dans chacun de ces mondes les ont obligés à se rendre dans le monde suivant. L’oratorio commence dans le premier monde et se poursuit jusqu’au Monde Scintillant, un monde à nouveau en disharmonie, et nous avons des choix à faire. Certaines parties ont été écrites pour des animaux – un aigle, un corbeau, un coyote et une araignée-. Cependant nous avons dû effectuer quelques changements et vous verrez des animaux vivants – chouette, aigle et loup. Une personne jouera le rôle de l’araignée. Les histoires amérindiennes sont pleines d’animaux considérés comme des parents, des guérisseurs, des messagers et des héros.
L’oratorio s’inspire librement des histoires navajos et traduit se qui se produit sur la Terre Mère, du point de vue des hommes et des animaux.
Pouvez-vous nous parler du processus créatif d’écriture de l’oratorio et de votre collaboration avec Thierry ?
Nous avons été artistes en résidence à l’abbaye d’Ambronay en France en 2017 ; durant le séjour, nous avons esquissé la structure de l’oratorio. Nous discutions de nos idées, de nos réflexions, des écueils que nous rencontrions, et nous traduisions tout cela visuellement sur de grandes feuilles de papier. Cette méthode nous a été très utile, car nous pouvions nous y référer et apporter des modifications. Ce fut une bonne démarche. Recherches et lectures suscitent l’inspiration avant que je ne commence à écrire. Tout le travail préparatoire a été fait à l’abbaye. De retour à Phoenix, j’ai continué à écrire et j’envoyais des parties du livret à Thierry. En une année de travail sur l’oratorio, nous avons échangé un grand nombre de courriels en apportant des modifications au fur et à mesure, sans compter un certain nombre de conversations téléphoniques.
Quels messages souhaitez-vous communiquer ?
Le thème de l’oratorio repose sur le concept de guérison des Navajos. Thierry et moi étions attirés par ce thème de la guérison, et l’écriture d’un livret sur ce sujet nous a beaucoup intéressés. Dans la médecine occidentale, le patient consulte un médecin, qui établit un diagnostic et prescrit des médicaments et/ou une thérapie. La médecine navajo suit une voie analogue dans la mesure où un homme médecine, qui est à la fois guérisseur et psychologue, est consulté et où un diagnostic est établi pour une cérémonie de guérison particulière. Et c’est là où les médecines occidentale et navajo diffèrent : la philosophie curative navajo s’attache à la cause et non aux symptômes, comme le fait la médecine occidentale. La cause peut provenir du manque d’harmonie dans le monde ou dans l’individu. Lorsque c’est le cas, un rite guérisseur est organisé pour rétablir un état d’harmonie chez l’individu, le mettre sur la voie d’une guérison spirituelle, afin qu’il retrouve un état de bien-être spirituel et psychologique. Sa famille et sa famille étendue sont présentes du début à la fin du processus, afin que le patient ne reste pas seul à suivre sa propre voie. Ainsi, le patient peut retourner à une vie saine, productive et paisible au sein de sa famille et de sa communauté. Alors que l’oratorio commence avec les histoires navajos des mondes antérieurs, son thème s’élargit au monde contemporain et à ce qui arrive à la Terre Mère à plus grande échelle à l’ère du réchauffement climatique. L’un de nos sujets de discussion, lorsque nous avons commencé à travailler, était la façon dont les hommes vivent en disharmonie avec la terre. Comment pouvons-nous soigner la terre alors qu’elle est polluée par un air vicié, des océans de plastique qui tuent les animaux marins, les rivières polluées, les déchets toxiques et les pesticides répandus sur la terre, et le déplacement des animaux à cause du développement humain ? Nous voulons inciter le public à réfléchir aux choix que nous devons faire pour l’avenir, non seulement pour les prochaines générations, mais aussi pour tous les habitants de la terre.
La tradition musicale de cet opéra traduit les rituels et la philosophie de votre peuple. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Bien que ce soit une œuvre hybride d’histoire autochtone et de musique classique, l’histoire ne décrit pas une cérémonie de guérison, parce que ces cérémonies sont protégées pour préserver leur intégrité et leur pouvoir de guérison. Les cérémonies de guérison navajos comprennent déjà des chants en solo et d’ensemble dans le processus de guérison pour une thérapie sonore, donc l’utilisation de musique et de voix humaines n’était pas un grand pas à franchir. L’un des messages de l’oratorio que le public devrait retenir, est que d’autres concepts de guérison étaient à l’œuvre bien avant que la médecine occidentale n’arrive dans les Amériques. Les exprimer dans la tradition de la musique classique montre la puissance et la beauté de ce genre de cérémonie de guérison.
Qu’espérez-vous de cet oratorio ?
Comme tout artiste, j’espère que le public l’appréciera comme une œuvre hybride qui utilise une histoire navajo et la musique classique pour communiquer sur la guérison. J’aimerais aussi le voir jouer dans d’autres lieux en Europe.
Quel est votre prochain projet ?
J’ai plusieurs projets en cours : finir de tisser une tapisserie et un livre de poèmes sur le tissage navajo en utilisant du papier que j’ai fabriqué moi-même avec les plantes qui servent à teindre la laine pour le tissage. Toutes mes ancêtres étaient tisserandes, et ce projet veut leur rendre hommage et contribuer à la tradition de tissage de ma famille, même si je me sers de papier et non d’un métier à tisser. J’ai aussi un recueil de poésies plus important auquel je reviens régulièrement, et je ne suis pas encore certaine de la direction qu’il va prendre.
Qu’aimez-vous dans la culture française ? Qu’attendez-vous surtout de la première à Rouen ?
Comme beaucoup de gens, l’une des villes que je préfère est Paris, et la culture qui y règne, là et en France, provoque toujours en moi joie et bonheur. On m’a déjà prise pour une Française. Du coup, je me sens chez moi. Outre la première, évidemment, j’ai hâte de revoir mes amis et de me promener dans Rouen et dans Paris. J’aime les bars en plein air, les caves de Champagne, les vieux monuments, les musées et les cafés, même si je ne bois pas souvent du café. Je suis impatiente de voir la performance des animaux et de voir l’accueil du public.
Quels sont vos plats préférés en France ? Quel est votre plat amérindien préféré ?
La glace à la lavande et les frites sont vraiment ce que je préfère. J’aime aussi la cuisine française qui utilise des aliments biologiques et sains, et les petites portions. Ce que j’aimais dans la cuisine amérindienne était celle que préparaient ma grand-mère et ma mère. Mais elles ont disparu, alors je dirais que les cuisinières Pueblos du Nouveau-Mexique qui préparent des plats délicieux lors de leurs fêtes tribales sont les meilleures.