Crescendo Magazine

June 30, 2021 

Il faut que la musique reste vivante, qu’elle rencontre les publics les plus divers, qu’elle dialogue avec les musiques d’autres cultures ou d’autres époques, avec d’autres arts.

Thierry Pécou et les 10 ans de l'Ensemble Variances

Le 30 juin 2021 

 

Le compositeur Thierry Pécou célèbre les 10 ans de l’Ensemble Variances avec lequel il a exploré de nombreuses facettes créations contemporaines en ouvrant des perspectives de réflexion. Alors que Thierry Pécou et l’Ensemble Variances lancent OHUAYA records, label exclusivement numérique qui propose une double album “Humain Non Humain”, le compositeur répond aux questions de Crescendo-Magazine  

L’Ensemble Variances célèbre ses 10 ans. Quel regard portez-vous sur cette aventure musicale ? 

Pour moi, ces dix années avec l’Ensemble Variances sont certainement ce qu’il y a de plus réjouissant dans mon récent parcours. C’est d’abord une aventure personnelle menée avec ma compagne Daniela Martin qui a été manager de l’Ensemble depuis sa conception et a joué un rôle majeur dans son développement. Elle poursuit sa route, à présent, à la tête du Basel Sinfonietta en Suisse, mais notre binôme durant 10 ans a été d’une extraordinaire et créative complicité. C’est une aventure musicale et humaine avec des musiciens qui sont engagés pleinement à défendre des projets ambitieux et atypiques que nous avons accompagnés.

En se situant en dehors du « mainstream » de la musique classique et de celui de la musique contemporaine -qui a aussi ses têtes d’affiches incontournables, j’ai considéré dès le départ que l’Ensemble Variances pouvait être pour moi une sorte de laboratoire ouvert, où les musiciens seraient forces de propositions dans l’esprit de la musique de chambre. J’ai rassemblé des personnalités fortes et contrastées, tant par leur caractère que par leur parcours individuel, et nous sommes finalement devenus une famille dont les membres ont un plaisir immense à se retrouver régulièrement pour jouer ensemble, partager des expériences nouvelles parfois très inattendues. Nous avons beaucoup travaillé, beaucoup voyagé, j’ai vu certains des musiciens se développer, mûrir leur pensée, leur musicalité au fil du temps, et je me suis senti grandir avec eux.

Est-ce que la direction artistique de l’ensemble a influencé votre manière de composer ? 

Le fait de diriger un ensemble et d’avoir à disposition un tel outil a certainement été pour moi un facteur de liberté extraordinaire. Cela m’a permis d’imaginer des projets, les maîtrisant de la conception à la réalisation, qui n’auraient pas été réalisables dans d’autres contextes plus institutionnels, ou comme invité d’autres ensembles ou structures. 

Est-ce vraiment une influence sur la manière de composer? Je ne sais pas, mais sur la possibilité d’expérimenter des formes nouvelles certainement ! Ensuite, le fait de travailler avec un noyau de musiciens fidèles, qui connaissent ma musique presque mieux que moi-même et anticipent les questions d’interprétation, donne une sorte de légèreté et un plaisir d’écrire pour des personnes en chair et en os.

Avec la crise liée à la pandémie, on entend parler du “Monde d’après”. Au niveau de la musique, ce serait sans doute un monde avec moins de tournées mondiales et de gros événements, mais avec des actions et des concerts centrés sur les territoires au bénéfice de l’inclusivité de tous les publics. L’Ensemble Variances, par sa flexibilité et son rayonnement qui a pour centre de gravité la Normandie ainsi que ses multiples actions pédagogiques, ne correspond-t'il pas parfaitement et déjà à cette ambition ? 

J’ai bien conscience qu’il faudrait que le monde d’après soit un monde plus écologique, et je suis convaincu que les signes déjà bien tangibles du réchauffement climatique devraient nous inquiéter encore plus que la circulation de la  Covid 19. Mais je crains aussi que cette crise sanitaire ne soit l’occasion d’un repli généralisé sur le territoire. Je ne me sens pas en accord avec les positions de certains acteurs de la culture qui voudraient que nous montrions l’exemple en limitant nos voyages, en refusant de prendre l’avion, en réduisant les tournées. Autant je crois que notre civilisation pourrait se passer de tourisme de masse et d’agriculture intensive, autant je ne vois aucun intérêt à réduire la circulation des artistes qui portent internationalement, avec peu de conséquence sur l’environnement, une vision riche et positive de l’humanité. Même si le numérique ou l’audio-visuel sont des plus-values qui ouvrent une diffusion large et nouvelle, il me semble d’autant plus nécessaire d’aller parallèlement à la rencontre des publics le plus largement possible. Ce sont, pour les artistes autant que pour les publics, des expériences fondamentales de l’imaginaire. Ceci dit, cela n’empêche pas d’articuler à un rayonnement international une diffusion locale qui, en effet, permet la fidélisation d’un public avec lequel une relation plus profonde et de long terme peut s’établir.

Pour les 10 ans de l’Ensemble Variances, vous lancez votre propre label numérique OHUAYA records ? Pourquoi ce nom et pourquoi le format digital ? 

En 2019, nous avons créé mon opéra de chambre Nahasdzaan in the Glittering World, sur un livret de la poétesse Navajo Laura Tohe, qui est une réflexion quasi prophétique (!) sur la notion de santé, sur le soin nécessaire à apporter à la terre pour la préserver. Parallèlement à la production de l’opéra, l’Ensemble Variances a mené un parcours d’actions culturelles très diverses que nous avons intitulé Ohuaya, qui était un moyen de rendre visible, audible, à d’autres publics que celui de l’opéra, le message porté par cette oeuvre. C’était une sorte de résonance au principe d’une cérémonie de guérison Navajo qui se décline selon plusieurs cercles, celui des privilégiés qui accèdent à l’espace fermé du « Hogan » où officie l’homme médecine, et celui de la communauté qui reste à l’extérieur mais participe aussi au processus de guérison. J’ai emprunté à l’Amérique précolombienne le mot « ohuaya » qui est une sorte d’interjection qui ponctuait la poésie très raffinée de l’Ancien Mexique.

La première parution est un double album autour du thème Humain non Humain. Pouvez-vous nous présenter cette parution et le choix des œuvres ? 

Cet album cherche une résonance à des questions très contemporaines telles que la redéfinition du concept de nature, à travers la relation homme/animal, les grands défis écologiques, mais aussi la relation des cultures entre elles, notamment la place des cultures dites « autochtones ». J’ai voulu réunir plusieurs de mes partitions traitant de ces sujets, en y associant une création du compositeur et musicologue François-Bernard Mâche dont les oeuvres et la pensée m’ont beaucoup nourri ces dernières années. Je considère son livre Musique, Mythe, Nature paru dans les années 1980 comme un ouvrage majeur qui ouvre des perspectives enthousiasmantes pour la création musicale, à l’écart du formalisme aride issu de l’après-guerre d’une part, et d’un néo-romantisme stérile d’autre part. Je me suis beaucoup reconnu dans la démarche de Mâche, bien que nos musiques soient très différentes, et je tenais à ce que son oeuvre toute récente Vigiles, composée et commandée par l’Ensemble Variances, figure dans cet album comme une sorte de pièce de référence. L’album comporte deux volets, le premier consacré à la relation Homme/animal avec chants d’oiseaux et de baleines. On y entend Vigiles de François-Bernard Mâche, Murmuration du britannique Richard Blackford et mes deux oeuvres en dialogue avec les chants de cétacés,Méditation sur la fin de l’espèce et Mada la baleine. Le deuxième volet que j’ai intitulé « Grands espaces » évoque de grands espaces naturels, l’immensité des Andes avec Sikus pour violoncelle et électronique et les terres du Grand Nord avec Nanook Trio et Chant inuit, par le prisme des civilisations et cultures amérindiennes. J’ai associé à ce volet ma Sonata pour piano, une oeuvre sur la lumière inspirée par des symboles de la kabbale, comme une autre manière d’appréhender l’espace, interstellaire, cosmique, mystique…

Est-ce que ce double album n’est pas aussi une invitation à réfléchir sur les dégâts que l’humain cause à la nature ? Dès lors, la musique peut-elle  inviter à envisager un monde d’après plus respectueux de notre environnement ? 

Je ne sais si la musique peut revendiquer ce pouvoir, mais en tous cas, la musique -plus particulièrement celle qui échappe au grand commerce- invite à une écoute fine. On peut espérer que dans un monde gouverné par les intérêts à court terme et par l’invective, l’exercice de l’écoute contribue à rééquilibrer la qualité des échanges sur d’autres plans, tel que le dialogue nécessaire pour mettre en oeuvre de grands chantiers de préservation de l’environnement. On voit bien, par exemple, que dans un pays comme le Brésil où la destruction de la forêt amazonienne est un enjeu pour la terre entière, le gouvernement brésilien pratique une politique de mépris des Amérindiens et de saccage des écosystèmes au profit d’entreprises multinationales. Alors oui, la musique peut contribuer à éveiller les consciences, mais je crains que son poids ne pèse pas beaucoup face à la gravité de la situation ! Dans mon opéra Nahaszàan in the Glittering World, je m’intéresse au pouvoir de guérison de la musique, pouvoir qui a traversé les millénaires de façon quasi universelle !  Avec la poétesse navajo Laura Tohe, par la parole d’animaux et de personnages mythologiques, nous mettons en scène la nécessité de guérir le monde et les plaies infligées par l’humanité à la Terre et donc à elle-même. Peut-être est-ce cela que la musique peut nous apporter : une forme de guérison, comme on l’a vu durant la pandémie de covid 19 où la musique, en concert ou enregistrée, est apparue comme un remède indispensable pour nous garder en vie !

Quels sont les enjeux et les défis que vous souhaitez relever pour les 10 prochaines années de l’Ensemble Variances ?

Pour moi, l’un des enjeux majeurs du futur pour la musique de création, notez comme j’évite soigneusement l’expression « musique contemporaine » (!), est que cette esthétique, qui en regroupe d’ailleurs de multiples, ne finisse pas comme aux Etats-Unis, rangée sous un statut de musique expérimentale, dans des programmes universitaires. Il faut que la musique reste vivante, qu’elle rencontre les publics les plus divers, qu’elle dialogue avec les musiques d’autres cultures ou d’autres époques, avec d’autres arts. Est-ce que la littérature, les arts visuels, le cinéma, la danse contemporaine, le théâtre contemporain sont réservés à l’université ? Il me semble que c’est un risque pour la musique classique et contemporaine qui navigue entre star-system et concurrence avec musiques populaires au sens large. Il y a donc un vrai enjeu à construire et proposer des projets et programmes musicaux qui parlent à notre époque, et c’est cela que je veux poursuivre et renouveler avec l’Ensemble Variances et ses musiciens.

 

Pierre Jean Tribot

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